L’ART ET LA SOCIÉTÉ

Prof.Nicolas Zourabichvili /France / - composer

L’art et la société

Umění a společnost.

Prof.Nicolas Zourabichvili / France / - composer, Conservatory Paris

 

Pour la clarté de mon propos, je ne parlerai que des rapports entre l’art et la société en Europe, parce que c’est la seule civilisation que je connaisse assez bien.

Cependant, comme il m’est difficile de parler « de l’art et de la société », dans la mesure où l’art est une production alors que la société est un ensemble d’hommes, j’envisagerai surtout les rapports de l’artiste avec la société. N’additionnons pas les pommes et les poires !

Qu’est-ce que l’art ? Et quel est son rapport avec la société ?

« L’art c’est d’abord la production d’une société donnée, à un moment donné de l’Histoire et de son histoire. L’art est historiquement et sociologiquement défini : c’est le style. La production artistique est d’abord une production sociale, comme l’artisanat, le savoir, l’industrie, les arts ménagers, la recherche, la langue et toutes les institutions qui font cette société. » (Pierre Maillot1)

Au premier abord, le mariage de l’art et de la société devrait aller de soi et ne pas constituer un problème. En effet, si l’on considère les principaux arts – architecture, littérature, peinture et musique – leurs débuts sont précisément placés sous le signe de la communauté : l’architecture est d’abord religieuse, on construit des temples, puis des églises, puis des cathédrales, qui sont destinés à réunir la communauté des croyants. La littérature, jusqu’à Gutenberg, ne concerne que les textes liturgiques et l’exégèse religieuse. Certes, les exégètes ne sont pas légion, mais ils travaillent avec la pleine conscience d’œuvrer pour la communauté religieuse tout entière. Quant aux textes liturgiques, ils sont par définition destinés à la communauté des croyants et donc recopiés, puis reproduits grâce à Gutenberg, à de très nombreux exemplaires. La peinture – si l’on ne tient pas compte des peintures rupestres dont il est à ce jour impossible de définir la destination tant on ignore ce que pouvait être la vie sociale des hommes de la préhistoire – la peinture, donc, est à peu près exclusivement religieuse jusqu’à la Renaissance (avec cependant de grandes exceptions : portraits individualisés d’hommes ou de femme, dits « portraits du Fayoum », bustes des empereurs romains, etc.). Cependant, du fait des très grandes dimensions des fresques, il est évident qu’il ne s’agit pas de peintres qui peignent pour eux-mêmes mais bien d’œuvres destinées à une collectivité. Là encore des exceptions existent, comme par exemple les fresques et les mosaïques romaines. En particulier, les édifices religieux évoqués plus haut étaient sculptés et peints à des fins pédagogiques, puisque les fidèles du Moyen-âge étaient presque tous illettrés. La musique, enfin, est strictement encadrée par l’Église qui veille jalousement sur son exclusivité ; et là encore, il faudra attendre longtemps pour voir apparaître la musique profane.

Tous ces arts contribuent donc essentiellement à la vie religieuse qui est, dans ces temps reculés, la seule vie sociale, centrée sur la communauté d’une paroisse. On peut donc penser que le mariage de l’art avec la société a été longtemps une chose qui allait de soi. L’exemple le plus frappant en est pour moi l’époque de Jean Sébastien Bach. Non que les choses allassent de soi. On connait les déboires de Bach (et de tous ses collègues) avec ses supérieurs hiérarchiques, et les difficultés qu’il eut à surmonter tout au long de sa vie pour imposer son art. Mais il reste que son activité de compositeur se confondait pleinement avec son activité au sein de sa communauté et donc avec son statut social. Il y a là une osmose unique dans l’Histoire.

L’irruption de l’art profane, par la suite, ne change rien à cet état de choses, tout au moins au début.

Les architectes construisent alors des châteaux, des palais, des maisons luxueuses, des bâtiments administratifs, qui tous concourent à la vie sociale.

 

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1 Pierre Maillot est philosophe et historien du cinéma.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La littérature fait dès le début exception de par sa nature même : un livre est fait pour être lu, certes, par le plus grand nombre possible ; mais toutes ces personnes ne lisent pas le même ouvrage ensemble. Chacun lit pour soi, c’est donc par essence un exercice solitaire, en marge de la société. Mais il serait risqué de prétendre que c’est sans effet sur la société. J’y viendrai plus loin.

La peinture, à l’instar de l’architecture, consiste alors essentiellement à décorer les palais et les riches demeures, où se rencontreront nombre de personnes pour les admirer, et c’est là que ce que j’appelais plus haut l’exception romaine prend sa place.

La musique, quant à elle, – nous sommes maintenant à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles – est prisée par les rois et les riches seigneurs qui entretiennent des orchestres (et donc des compositeurs), souvent moins par amour de la musique que pour briller devant la société qu’ils invitent à leurs concerts, concerts privés naturellement, mais qui réunissent beaucoup de monde. On peut alors considérer que les compositeurs et les musiciens sont pleinement engagés dans la vie sociale. Mais on ne se doute pas encore que le ver du divorce des arts avec la société est déjà dans le fruit.

C’est le Romantisme (d’abord anglais, puis allemand, enfin français) qui va sonner le glas. L’irruption, avec Goethe et Schiller, du « je », de l’ego, va finir par bouleverser cet ordre si bien établi. La règle, pour les écrivains comme pour les compositeurs, va être d’exprimer désormais leurs propres sentiments, de mettre leur propre personne en valeur et donc, par là­même, de s’éloigner des préoccupations non seulement de l’Église, mais de la société en général. Ce courant traverse tout le XIXe siècle en s’intensifiant, et va aboutir à l’aube du XXe à l’art abstrait. Chez les romanciers, cela ne prête guère à conséquence car, comme je l’ai dit plus haut, il s’agit d’un art solitaire. Mais il n’en va pas de même pour la musique.

Je vais donc poursuivre ce tour d’horizon à partir de la musique. Certes, le compositeur accomplit, comme le peintre et le romancier, un travail solitaire ; mais alors que jusqu’à la fin XXe siècle il s’insérait dans la vie sociale grâce à la popularisation de ses œuvres, désormais la course après l’avant-garde, après l’originalité à tout prix, et pour couronner le tout l’apparition de la musique atonale, vont le couper progressivement d’une part de plus en plus grande de son public, et donc l’isoler de la société.

Il faut ici être précis : des hommes comme Schönberg, Berg et Webern ne couraient certainement pas après l’avant-garde, ils n’avaient nul souci de quelque mode que ce soit. Leur évolution vers la musique atonale était en réalité une conséquence logique de l’évolution de l’harmonie et particulièrement du chromatisme. Il n’y a au fond aucune rupture entre Wagner et Schönberg, tout au moins dans les conséquences que celui-ci tirait des avancées de celui-là. Mais force est de constater que le public, lui, ne l’a pas entendu de cette oreille et a plus ou moins rejeté – et rejette toujours – une musique où il ne retrouvait plus les repères harmoniques du système tonal, les mélodies faciles à retenir. Claude Debussy, dans Monsieur Croche, a dénoncé cette tendance avant tout le monde. Nombre de compositeurs du milieu des années vingt, d’importance moyenne, jouirent alors d’une popularité bien plus grande que des compositeurs beaucoup plus importants. Je mets à part Igor Stravinski, Béla Bartók et Serge Prokofiev, dans la mesure où ils n’ont jamais renoncé à la tonalité – fût-elle malmenée par des combinaisons complexes comme la polytonalité –, laquelle les rendait de ce fait relativement accessibles. Seul Stravinski est devenu sériel et atonal au soir de sa vie, écrivant quelques chefs d’œuvre qui, précisément, restent en marge de sa popularité, probablement pour cette raison-même. Le coup de grâce, si j’ose dire, à été porté par ce que l’on appelle la « troisième école viennoise » (bien que, contrairement aux deux précédentes, Haydn-Mozart-Beethoven et Schönberg-Berg-Webern, elle n’eût rien de viennois). Il s’agit du mouvement de la série généralisée, illustré en France par Pierre Boulez, en Allemagne par Karlheinz Stockhausen et en Italie par Luciano Berio – pour ne nommer bien sûr que les principaux. L’immense majorité des compositeurs qui les ont suivis n’étaient donc par essence que des suiveurs dans une voie où il fallait à tout prix faire quelque chose de nouveau, surprendre, étonner. La conséquence quasi-immédiate de ce phénomène – une fois passé l’effet de mode qui a évidemment drainé de grandes foules – a été la désertification des salles de concerts, au fond très logique si l’on considère que les compositeurs ne composaient finalement plus que des œuvres accessibles seulement à eux-mêmes et à leur petit cénacle.

Tout cela a naturellement entraîné un isolement progressif des compositeurs qui ont par conséquent peu à peu perdu tout statut social et se sont de plus en plus isolés, faute de public.

Il reste à définir ce qu’est la société pour un artiste. Est-ce la vie sociale, au sens des réceptions mondaines, des dîners en ville et de l’appartenance à une coterie ? Certainement pas. Je pense que c’est plutôt la manière ou les critères selon lesquels l’artiste définit lui­même son statut social. Or celui-ci est actuellement à peu près inexistant. On peut du reste remonter au tournant des XIXe et XXe siècles pour constater que les grands peintres de cette époque – Vincent van Gogh, Paul Cézanne, Amedeo Modigliani et nombre d’autres n’ont généré de l’argent, et donc de la « réussite sociale », que bien après leur mort. Mais de leur vivant ils n’existaient pas socialement. De même, le compositeur est aujourd’hui, comme eux, une espèce de paria. Il y a bien sûr des alternatives, mais elles ne sont pas en faveur de l’art : tel compositeur qui écrit pour un film à grand succès une musique délibérément facile touchera un grand public et donc de gros droits d’auteur, mais quel rapport y a-t-il dans ce cas entre cette démarche et l’art, et quel profit réel cela apportera-t-il à la société ?

Cela m’amène au 7e art, le cinéma, que je n’ai pas encore abordé, car il constitue un cas tout à fait à part. Dès son apparition au début du siècle dernier, le cinéma est devenu un art extrêmement populaire, et pas du tout au détriment de la qualité. Buster Keaton et Charles Chaplin, pour ne citer qu’eux, ont réalisé dès le début des années vingt des chefs-d’œuvre d’une haute qualité. Puis est venu l’expressionnisme allemand, avec des cinéastes comme Friedrich Wilhelm Murnau, Fritz Lang ou encore Georg Wilhelm Pabst. Ces cinéastes ont réalisé des œuvres d’une très grande exigence artistique, ne cédant jamais à la facilité ; mais le cinéma étant dans ces années-là le seul art de masse, et donc l’une des rares distractions possibles, ils ont tous joui d’un immense succès populaire. On peut parler là d’une véritable réconciliation de l’art et de la société. Enfin, parmi les miracles absolument improbables, il y a le phénomène assez incroyable du cinéma américain d’Hollywood qui était essentiellement, dans les années quarante à soixante du siècle dernier, une industrie destinée à rapporter le plus d’argent possible. On aurait pu croire que cela donnerait des œuvres mineures, d’autant plus que la notion de « cinéma d’auteur » n’existait pas encore, et que la plupart des films étaient réalisés par des cinéastes souvent interchangeables, au gré des caprices des producteurs – seuls maîtres de cette énorme machinerie industrielle. Les scénaristes, qui étaient rarement les réalisateurs – ce qui aurait dû exclure a priori toute cohérence dans la production d’un objet où chacun tirait à hue et à dia –, changeaient eux aussi très souvent dans un même film ; pour peu que le texte du premier scénariste ne plût pas au producteur, celui-ci le licenciait et en choisissait un autre à la place. Ces conditions de travail, assez absurdes, auraient dû ne produire que des résultats catastrophiques au plan de la qualité. Or, malgré cela, nombre des plus beaux films américains de cette époque, réalisés dans ces conditions déplorables, comptent parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma. Ces réalisateurs-là ont su négocier avec les producteurs – lesquels connaissaient les goûts du public. Guidés par les producteurs avides, les auteurs malins trouvaient leur route. C’est probablement aussi de cette manière que naît le grand art : quand des règles s’imposent et contraignent les artistes. André Gide l’a bien formulé en disant : « L’art naît de la contrainte … vit de luttes et meurt de liberté ! »

Mais tout cela n’eut qu’un temps. Très vite, des hommes comme Orson Welles (mais aussi, faut-il le rappeler, Erich von Stroheim bien avant lui), ou plus tard John Cassavetes, Jean-Luc Godard, ou plus tard encore Terry Gilliam ou Otar Iosseliani, entrent en conflit avec la toute puissance des producteurs lorsqu’ils veulent réaliser des films selon leur goût propre, et c’est alors la chute. Plus de crédits, plus de possibilité de tournage.

Si l’on s’en tient à ma définition de la raison d’être de l’art, à savoir qu’il a pour fonction de permettre à l’homme de réfléchir sur sa condition, il faut bien admettre que malgré une industrie cinématographique qui fonctionne à plein régime et draine d’immenses foules dans les salles obscures, l’art cinématographique, du fait de la marchandisation qui règne désormais sur le monde comme la seule valeur de référence, est globalement mort. Il reste certes encore quelques cinéastes isolés qui tentent de faire réfléchir leur public ; mais l’ensemble de l’industrie cinématographique que j’évoquais plus haut ne travaille plus qu’à faire des films de distraction, et a de ce fait complètement marginalisé les véritables artistes.

Il reste cependant que l’histoire du cinéma offre globalement l’image de la meilleure réussite du mariage de l’art et de la société prise dans son ensemble en tant qu’elle consomme cet art, pendant une période qui va de la création du cinéma jusqu’aux années 70 du XXe siècle.

Dès lors, qu’en est-il du rapport de l’art à la société ?

On peut affirmer sans grand risque d’erreur qu’il est pratiquement inexistant en ce qui concerne le fond.

En peinture, l’art est devenu exclusivement le domaine des marchands, qui font la loi sur la base quasi-exclusive du profit. Il en va pratiquement de même en ce qui concerne les acheteurs, dont bon nombre n’achètent des toiles que pour les ranger aussitôt dans leurs coffres à la banque, en ne les considérant que comme un placement financier parmi d’autres. On est bien loin de la démarche des mécènes de la Renaissance, ou plus près de nous des Chtchoukine ou Trétiakov du début du XXe siècle, qui achetaient parce qu’ils aimaient

réellement la peinture, et voulaient donc la montrer.

Cette marchandisation va peu à peu envahir également la musique.

En musique, les compositeurs n’ayant pas davantage de mécènes, dépendent presque exclusivement des commandes que peuvent leur passer les ministères de la culture ou quelques festivals. Les radios, en tous cas Radio-France, qui avaient il y a encore une trentaine d’années toute une politique de commandes et donc de création, ne commandent plus rien ou presque. Les compositeurs sont donc obligés d’avoir un autre métier : soit ils dirigent des conservatoires, soit ils enseignent la musique, soit ils exercent quelque autre métier sans rapport avec la musique mais qui leur permet au moins de vivre. On peut dire sans exagérer qu’ils sont au ban de la société. Je connais un compositeur d’opéras, de première valeur, dont trois opéras ont déjà été montés en France avec succès, et qui, lorsqu’il envoie une partition à une quinzaine d’organisateurs de concerts, ne reçoit même pas l’aumône d’une réponse ; la politesse est partie avec la considération... Et pourtant, le temps n’est pas bien loin – milieu du XIXe siècle – où un opéra qui avait du succès assurait la fortune de son auteur !

Certes, quelques compositeurs ont compris l’impasse dans laquelle ils se trouvaient et, en quête d’une issue, n’ont rien trouvé de mieux que de revenir au système tonal pour retrouver le public. Mais on ne revient pas en arrière impunément, le temps n’avance malheureusement que dans un seul sens, et cette musique tonale est d’une pauvreté d’invention comme personne n’aurait osé en écrire il y a deux cents ans. Arnold Schönberg avait certes dit, avec raison, qu’il y avait encore beaucoup de musique à écrire en ut majeur. Mais encore faut-il avoir quelque chose à y mettre et ne pas répéter ce qui a déjà été écrit.

En ce qui concerne la forme, c’est un rapport assez ambigu. Si la société a un besoin structurel de l’art, l’artiste lui demeurera toujours quelque peu suspect. Toute société se veut avant tout stable, elle aspire à « persévérer dans son être », comme disait Spinoza. Elle est donc fondamentalement conservatrice. L’artiste, en revanche, ne peut être réellement considéré comme tel qu’en tant qu’il conteste dans son art l’ordre établi et aspire naturellement à la nouveauté, au jamais dit. Et il serait innocent de croire qu’on peut séparer cette contestation naturelle de l’artiste à l’intérieur de son art de la vie de la société en général. Les révolutions sont toujours nées d’une activité intellectuelle antérieure ; la Révolution française, en particulier, est bien fille des Lumières. Et les responsables politiques ont bien quelques raisons de s’en méfier. Il n’est que de repenser à la liste interminable des ouvrages littéraires soumis à la censure sous les régimes autoritaires. La musique a subi le même sort, en particulier en URSS, et la peinture également. Sous le régime nazi, l’« art dégénéré » (die entartete Kunst) ne visait pas uniquement les peintres juifs, mais d’une façon générale tous ceux qui représentaient sur leurs toiles un monde douloureux ou tragique qui ne répondait pas aux canons idylliques de l’idéologie. Était « dégénéré » tout art qui ne reproduisait pas la nature de façon fidèle, tout art qui marquait une recherche, et impliquait donc une contestation de la vision commune. La vision socialiste, en URSS, a fonctionné à peu près de la même manière, allant jusqu’à instaurer un code à respecter scrupuleusement par les artistes : le « réalisme socialiste ».

Aujourd’hui, la situation a changé à bien des égards mais il est impossible de dire qu’elle s’est améliorée. Certes, à part quelques derniers bastions, loin de l’Europe, où l’on conserve encore le mythe du communisme, ce ne sont plus les États qui imposent le terrorisme, mais la commercialisation effrénée de l’art, fût-il le plus élevé et donc, dans sa structure-même, le plus élitiste. On organisera par exemple une grande exposition Monet qui s’accompagnera d’une quantité incroyable de gadgets de toutes sortes reproduisant des morceaux de nymphéas. Cela permet de rapporter beaucoup d’argent sans que les malheureux possesseurs de ces objets n’aient la moindre idée de ce qu’était l’art de Monet. En musique, on vend des CD de Beethoven ou de Mozart avec en couverture une photo de la pianiste pourvue d’une généreuse poitrine bien mise en valeur. On invitera à peu près systématiquement des musiciens qui se sont fait remarquer par quelque clownerie spectaculaire, au détriment d’interprètes bien supérieurs qui végéteront dans une carrière modeste. Et pour ce qui est de la « musique de masse », la culture rock et ses dérivés ont depuis longtemps supplanté la musique contemporaine, et l’immense majorité des jeunes qui écoutent « de la musique » sur leur smartphone n’imaginent pas que la musique puisse être autre chose que cela et n’ont jamais entendu parler de Bach ou de Xenakis. On ne peut cependant nier que le rock a restauré une véritable relation avec la société au sens le plus fort du terme, dans la mesure où il a drainé des courants de pensée qui ont fortement pesé sur la politique.

Dans cette relation paradoxale entre l’art et la société, on ne peut passer sous silence le problème de l’éducation.

La fin du XIXe siècle, particulièrement en France (sous la conduite de Jules Ferry), tout comme la mise en place du régime communiste en Russie à partir de 1917, a coïncidé avec des politiques d’éducation très poussées, à commencer par l’alphabétisation. Or tout le monde sait que l’alphabétisation ouvre grandes les portes d’accès à la littérature et par extension à tous les autres arts. Mais dans les pays du bloc communiste, cette intention de départ a très vite été contredite par la politique culturelle, qui sélectionnait selon la ligne du Parti ce que les gens qui avaient enfin accès à la lecture avaient le droit de lire, si bien que la censure a partiellement brisé ce que l’alphabétisation était par définition censée apporter : la liberté de se construire par soi-même, et n’a apporté que l’obligation d’être construit de façon autoritaire par l’État. Par ailleurs les pays de l’Est communiste européen ont développé des politiques d’éducation musicale particulièrement soignées : en URSS, tous les enfants apprenaient à lire la musique dès l’âge de sept ans, ce qui explique, en particulier, que les salles de concert étaient toujours pleines, y compris lorsqu’on y jouait de la musique contemporaine, comme en Pologne, mais aussi en Allemagne de l’Est ou en Tchécoslovaquie. Mais là encore, la censure a joué son rôle néfaste et a paralysé la création originale de façon drastique. En France, l’accès à la musique a toujours été – et reste toujours, d’une certaine manière, – le privilège d’une « élite », globalement bourgeoise. Et le prix des places de concert était – et reste toujours – relativement cher. Le régime soviétique, à l’inverse, a décidé que tout le monde devait y avoir accès, et les concertistes, y compris les plus célèbres, avaient l’obligation d’aller jouer dans les villes les plus reculées, dans les crèches, dans les écoles, les usines, voire, dans certains cas, les prisons. D’où vient donc que cet immense effort soit désormais globalement abandonné, si ce n’est parce que la marchandisation issue de la Seconde guerre mondiale et de l’arrivée des Américains en Europe a fait basculer les goûts et a entrainé une désaffection progressive pour la musique classique ? Ce phénomène s’est reproduit quasiment à l’identique à la chute du communisme, lorsque la musique américaine a pu pénétrer en masse en Russie. Cette marchandisation, qui a envahi toute la société, constitue bien l’une des origines du divorce actuel entre la société et l’art.

Quelles leçons peut-on tirer de cet aperçu des rapports de l’art avec la société ? Avant tout, que les objectifs que poursuit l’art ne sauraient se confondre avec ceux de la société. L’art vise le plus haut possible, il tend à nous donner l’image du monde la plus instructive, la plus féconde, afin que nous puissions poursuivre une réflexion sur notre être et notre devenir, ainsi que je l’ai dit plus haut. C’est à mon sens sa seule raison d’être. La société, elle, est par essence passive, conservatrice ; elle n’aime pas qu’on la dérange et privilégie en tout le divertissement. C’est dans cette antinomie insoluble que me semble résider le lieu du conflit de l’artiste avec la société.

Nicolas Zourabichvili.

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